J’ai débarqué le 12 juillet à Sochi, en provenance directe du Grand Chess Tour de Zagreb. Etienne Bacrot, qui était lui aussi qualifié pour cette Coupe du Monde, est arrivé le lendemain. Nous avons eu 2-3 jours pour bien nous acclimater, et nous avons même pu visiter le centre de Sochi, qui est plutôt agréable. Le tournoi lui-même ne se déroulait pas à Sochi même mais dans les montagnes environnantes, au cœur d’une station de ski.
Evidemment, en plein été les locations de skis ne fonctionnent pas 🙂 . Mais tout le reste est ouvert, un peu comme dans les stations de ski françaises ; les installations sportives et la plupart des restaurants notamment.
Après ces quelques jours d’installation et de repos, je suis rentré dans la compétition directement au deuxième tour contre l’Américain Moradiabadi, pour le début d’aventures échiquéennes en montagnes russes, comme souvent en Coupe du Monde !
Je me suis évidemment préparé pour le match contre Moradiabadi, qui avait bénéficié d’un des rares forfaits lors du premier tour préliminaire : mais également pour un troisième tour potentiel contre le Russe David Paravyan, parce que je savais qu’il se montrait toujours très affûté dans les ouvertures et qu’il était donc important d’avoir au moins une idée de ce que j’allais éventuellement jouer contre lui.
1/64e : MVL – MORADIABADI (2553) 1.5-0.5
Ce match contre Moradiabadi a été un peu bizarre, dans le sens où j’avais une position tellement dominante dans la 1ère, tout se passait tellement bien, que j’ai un peu de mal à expliquer les événements après le 40e coup. Ma position semblait devoir être convertie à tout moment. Mais comme il trouvait les bons coups de défense, ce n’était pas si facile en réalité.
Mon grand regret, c’est au 45e coup parce que je voulais vraiment jouer 45…Txd6!.
Mais je n’ai pas trouvé le gain après 46.Txd6 e4 47.fxe4 Fg4+ 48.Re1 Tf8 49.Rd2, et je me suis arrêté là. Pourtant, le joli 49…Db7! était très puissant, avec la double idée 50…Tf3 et 50…Da8, permettant à toutes les pièces noires de participer à une attaque terrible sur le Roi blanc.
A la place, je me compliqué la tâche par 45…Df8? 46.Cxf5 Dxf5 47.Txd4 exd4 48.De4 Df8?! (48…Dc8!) 49.c5!. Ensuite, j’ai simplement oublié qu’il pouvait consolider sa position avec la Dame en d3 et le Fou en d2 et soudainement, ça a très mal tourné pour moi. Je n’ai finalement sauvé la partie que parce que sous la pression du temps, il n’a pas réussi à convertir et s’est contenté de l’échec perpétuel.
La deuxième partie a été très facile en revanche. Moradiabadi n’a clairement pas joué à 100% de ses capacités dans cette partie. Il a déclaré après coup qu’il était malade, mais la ligne qu’il a choisie n’est guère recommandable puisque j’ai déjà un net avantage après 8 coups, même si je comprends bien que ça peut paraître contre-intuitif de prime abord.
9.d4 cxd4 10.Cxd4 Cxd4 11.Txd4 Ff6 12.Td1 suivi de 13.c4, et les pièces noires ne trouvent pas de bonnes cases.
1/32e : MVL – PARAVYAN (2625) 5-4
Je savais que le Russe était clairement favori de son duel du tour précédent contre Onischuk, qu’il a d’ailleurs aisément remporté. Je sentais que ce match n’allait pas être une partie de plaisir, parce que Paravyan a toujours des idées en stock un peu partout 🙂 .
Je dois dire que la première partie n’a pas été brillante de ma part. En fait, j’avais vu qu’il y avait eu quelques Maroczy dans le tournoi et du coup, je n’étais pas certain de ce qu’il m’avait concocté. J’ai voulu choisir une variante un peu plus sécurisante, en conséquence de quoi il est vrai que je n’ai franchement pas obtenu grand-chose dans la position.
J’espérais pouvoir presser un petit peu plus mais au final, ça n’a pas du tout été le cas.
La deuxième partie a été un peu plus animée, avec un joyeux bordel qui ne s’est pas trop mal passé pour moi. A la fin, j’ai même sous-estimé ma position car je pensais que c’était nul dans tous les cas.
Pourtant, j’aurais sans doute dû continuer par 32…Cb4!, au lieu de jouer 32…Fh6 et de proposer nulle. Dans ce cas, c’aurait été à lui de démontrer comment il maintient l’égalité.
Dans la première série de départage, j’ai un petit regret parce que j’avais bien maîtrisé la première partie contre sa ligne de la Sveshnikov tranchante, mais très risquée, et que j’avais obtenu une victoire probante. Et c’est vrai qu’après avoir eu une position aussi dominante, je pensais être assez tranquille pour le match retour.
Malheureusement, j’ai pris la très mauvaise décision de jouer 12…Cd7?. C’est un drôle de coup, je sais, mais disons que de loin, ça n’avait pas l’air aussi grave que ça ne l’était en réalité ! Après 13.Fxe7 Dxe7 14.The1 Cc5 15.Ff1 Td8, je crois que c’est 16.b4! que j’avais vraiment sous-estimé. D’ailleurs, s’il n’y a pas 16.b4, la position n’est pas si grave pour les noirs.
Malgré son manque de temps, Paravyan a parfaitement converti par la suite.
J’étais un peu déçu d’avoir raté l’occasion d’en terminer, mais ça ne m’a pas empêché de
dominer la suite de la rencontre.
Dans la première partie 10′, j’ai choisi la Berlinoise 🙂 pour être un peu plus tranquille, et j’ai facilement annulé avec les noirs.
Ensuite, il y a eu la partie ratée dans l’ouverture, cette Alapine qui s’est mal passée pour moi après la douche froide 10…e5!.
Peut-être que j’avais un moyen de faire quelque chose de mieux pour égaliser plus facilement, parce que jouer 11.Fe3, c’était vraiment pas un coup que j’avais envie de jouer !
Mais après 11.Fb5+ Fd7, j’ai beau chercher, je ne vois pas ce que je fais… Quant à la suite 11.Fxe5 Fxa3 12.bxa3 0-0-0 13.Fd4 The8+ 14.Rd2, elle a déjà été jouée plusieurs fois en pratique, mais franchement, elle ne donne pas envie !
Heureusement, Paravyan a mal négocié la position par la suite, et j’aurais même pu gagner sur la fin.
Le jeune Russe a des points forts, mais même si son classement à 2620 est clairement sous-évalué, il faut bien qu’il ait aussi quelques petites faiblesses 🙂 .
Dans les blitz, je pensais gagner le premier avec les Noirs, après être revenu à une Najdorf qui s’est parfaitement déroulée.
Mais Paravyan a fait à nouveau la démonstration d’une de ses grandes réussites dans ce match, à savoir la capacité à défendre à la perfection des positions difficiles avec très peu de temps à la pendule : c’était un calvaire que d’essayer de convertir les avantages contre lui, quelle que soit mon avance à la pendule !
Par exemple cette séquence 48.f5 Rd6 49.f6 Re6 50.Tf5! Rf7 51.Rd3 trouvée sur l’incrément, ainsi que tous les meilleurs coups qui ont suivi. Chapeau !
Le deuxième blitz a donné lieu à un incident d’arbitrage que je vais expliquer ici :
En préambule, j’aurais dû voir quelques coups plus tôt une transition élémentaire en finale de Fous avec deux pions de plus, qui m’aurait simplifié la tâche et aurait évité le bazar suivant 🙂 .
Mais la partie a continué et Paravyan a réclamé la nulle par répétition dans la position désespérée suivante :
Moi, je savais qu’il n’y avait pas eu de répétition, mais l’arbitre a donné raison à Paravyan, au prétexte que l’ordinateur confirmait son diagnostic ! J’ai donc demandé la VAR 🙂 .
Je me suis déplacé à la table d’arbitrage pour montrer sur l’ordinateur qu’il n’y avait eu que deux fois la même position, et en plus, pas avec le même joueur au trait !
J’ai donc eu gain de cause, et la partie a repris.
Le lendemain, j’ai parlé avec l’arbitre et j’ai eu le fin mot de l’histoire 🙂 . Il m’a expliqué que c’était un bug du logiciel, qui ne s’était pas rafraîchi par rapport à une partie précédente qui avait connu une répétition de coups !
Pendant que j’étais à la table d’arbitrage, j’ai calculé de tête la suite de la partie avec 46.Re1 Dc8 47.Rd2?! (47.Da7+! puis 48.Rd2 était létal) 47…Da8, et maintenant 48.Dc7+ Fd7 49.Fxb5?. C’est une fois revenu devant l’échiquier que j’ai réalisé l’existence de 49…Dxd5+, et j’ai donc changé mon fusil d’épaule avec 48.Dd4, mais mon avantage n’est plus si écrasant, et j’ai une nouvelle fois échoué à convertir, nous conduisant tous les deux vers le terrible Armageddon !
Cela dit, je me suis senti étonnamment optimiste pour cette partie décisive, dès lors que j’ai su que j’aurais les Blancs. Paravyan était toujours super limite au niveau du temps, alors sur un Armageddon avec 4 minutes contre 5, je ne voyais pas comment il pouvait tenir. Et j’ai effectivement remporté cette partie sans trop de difficultés.
1/16e : MVL – PRAGGNANANDHAA (2608) 1.5-0.5
J’ai commencé par une bonne nulle avec les noirs.
Je pensais même que j’allais gagner quand il m’a laissé 24…Ce4! 25.Td1 Cc5. Et puis il a trouvé la très jolie défense 26.Cf3! avec l’idée 26…Re8 27.Ce5! et je ne peux pas profiter de l’enfermement de sa Tour en c7.
Dans la deuxième, en revanche, il n’a pas très bien joué.
Je pense qu’il aurait dû jouer …a5 assez rapidement pour anticiper mon plan b3-Rb2, et avoir le break …a4 disponible. Ensuite, j’ai sacrifié la Dame. Enfin, je n’appelle pas ça un sacrifice quand on a Tour, Fou et pion, la paire de Fous, les colonnes ouvertes et un pion central passé 🙂 . Je me disais que même si ce n’était sans doute pas complètement gagnant, ça allait être très, très compliqué pour lui… Ce qui a effectivement été le cas.
1/8e : MVL – KARJAKIN (2757) 2.5-3.5
Pas l’appariement le plus facile en 1/16e de finales 🙂 .
Dans la première partie, il m’a sorti une énorme prépa dans la Berlinoise, qui force la nulle de façon complètement linéaire. Et il a décidé de ne pas jouer la deuxième en prenant une nulle forcée avec les blancs.
Je me doutais bien que ça allait être très tendu dans les tie-breaks…
J’étais plutôt content de ma prépa dans la première, après avoir employé une sous-variante contre la Berlinoise.
Je savais que j’étais mieux après 19…g6, mais je n’ai pas trouvé devant l’échiquier. La machine donne le sacrifice de pion 20.f5 Fxf5 21.g4, mais j’avoue que ça ne m’impressionne pas plus que ça. J’ai donc opté pour 20.Ce4 Ff5 21.Fc5, mais je dois dire que j’ai longuement hésité à jouer 21.Cf2 : après 21…h5 22.g4 hxg4 23.hxg4 Fe6, je me disais que je devrais sans doute jouer pour f5, mais je n’étais pas du tout sûr de cette position.
Dans la partie, j’espérais être un peu mieux après les nombreux échanges menant à une finale de Tours, mais il a très bien défendu.
Après une nulle solide dans le deuxième rapide, nous nous sommes dirigés vers les blitz. Le premier aurait pu tourner à la catastrophe car j’ai cru que je suivais ma prépa, mais en fait pas du tout 🙂 . Du coup, je me suis retrouvé tout de suite en grosse difficulté, et ai dû me défendre opiniâtrement jusqu’à la position suivante :
La finale était très compliquée à défendre, alors à un moment, j’ai décidé de forcer les événements par 67…Fe6? mais après 68.Cxg7 Fd7 69.Cf5 Fxf5 70.gxf5 d4, heureusement il a pris sans réfléchir 71.exd4? Txd4 avec une nulle facile. Mais s’il avait joué 71.e4! d3 72.Tc1 d2 73.Td1, je ne suis pas certain du verdict final de la position car je n’ai pas vérifié, mais ça n’a pas une bonne tête !
Du coup, dans la position du diagramme, j’aurais sans doute dû attendre par 67…Ta8, mais dans ce cas, j’avais peur d’une percée en g5 à terme, par exemple 68.Rh4 Td8 69.g5 fxg5+ 70.fxg5 hxg5+ 71.Rxg5 Ta8 (71…Rg8? 72.h6!) 72.Cd6 et pendant le blitz, je craignais que ça ne tienne pas. Mais à tête reposée, je vois bien que la forteresse est sans doute suffisamment solide après 72…Fe6 🙂 .
Dans la dernière partie, qui a décidé du sort du match, j’ai suivi le plan de jeu établi en amont en optant pour le Système de Londres dans le blitz. J’ai d’ailleurs pris l’avantage à la fin de l’ouverture, suite à une décision hasardeuse de sa part.
Ici, je pensais que j’étais proche du gain et j’ai donc pris du temps. J’ai d’abord vérifié 18.Cxe6 Dxe6 (18…Dxh5? 19.Cxg7+) 19.d5, mais c’est réfuté par 19…Df6!. J’ai ensuite calculé la ligne 18.Dh8+ Ff8 19.Cxb7 Cxd4, mais je n’ai pas vu de gain après 20.cxd4 Dxb7 21.Fd6 Rd7! 22.Fxf8 Dxb2 23.Td1 Db8. Peut-être que je reste un peu mieux, mais je pensais que c’était pas grand-chose, même si j’avais conscience que ça constituait sans doute la solution de sécurité.
J’ai donc finalement décidé de prendre le pion offert par 18.Dxd5 exd5 19.Cxb7 g5 20.Fd6 Ta7 21.Fxe7 Txb7, anticipant que j’aurais 22.Fa3 qui pourrait être risqué, et au pire 22.Fxg5. J’ai fait le choix de l’option plus aventureuse 22.Fa3 f5, mais là je pouvais jouer 23.f3 suivi de 24.Rf2 qui était tranquille, plutôt que de le laisser pénétrer en h2 par 23.Re2 Th7 24.Fc5 f4 25.b4 Th2.
C’est ici que j’ai lâché le match en commettant une faute de calcul. J’aurais dû jouer 26.Tg1, mais c’était triste et je me disais que je pouvais même me retrouver moins bien s’il contrôle l’aile-Dame, qu’il met le Cavalier en e6 et qu’il pousse …g4. Du coup, j’ai choisi d’être actif par 26.a4? Txg2 27.Rf1 f3 28.b5?, et je n’ai pas du tout vu venir la suite !
J’étais en train de m’inquiéter que la variante 28…g4 29.bxc6 g3 30.fxg3 e3 soit supérieure pour les noirs, quand il a lâché son 28…e3! dont j’ai vite compris qu’il était bien plus mortel pour moi après 29.fxe3 Ca5! ; le Cavalier rentre en c4 ou b3 avec un effet dévastateur immédiat.
Pour moi, c’est une élimination qui s’est jouée à très peu de chose, mais de manière générale, Karjakin a été très, très fort sur ce match.
Que ce soit dans sa prépa avec les noirs, dans son jeu en rapide, ou dans sa capacité à se mobiliser dans les moments-clé. De mon côté, hormis peut-être cette fin de dernière partie, je ne crois pas avoir fait un mauvais match.
Dans l’ensemble sur cette Coupe du Monde, j’ai trouvé qu’il y avait quand même du mieux en termes de niveau de jeu.
Pour finir, je voudrais féliciter Etienne Bacrot pour son excellente performance à Sochi. Il aura fallu rien de moins que le champion du monde Magnus Carlsen pour l’éliminer de la compétition en ¼ de finale !
Félicitations également au Polonais Duda pour sa victoire finale. Lui et son adversaire en finale Karjakin prennent les 3e et 4e places pour les Candidats 2022 (Radjabov et le perdant du Championnat du monde Carlsen-Nepo ont les deux premières).
Prochaine étape pour jouer la qualif aux Candidats 2022, ce sera le grand Open de l’île de Man à la fin octobre qui, s’il peut avoir lieu, offrira les 5e et 6 places…
Les parties de Maxime à la coupe du monde :
En dépit de la reprise progressive des tournois, la pandémie continue de compliquer les voyages des joueurs professionnels, qui doivent s’adapter en permanence aux exigences des différents pays. Maxime en a une nouvelle fois fait l’expérience à la fin de cette Coupe du Monde à Sochi. Resté quelques jours sur place après son élimination afin d’épauler son compatriote et secondant Etienne Bacrot qui était encore en lice (finalement éliminé par Carlsen), il a dû réaménager complètement son calendrier. En effet, il était attendu à partir du 15 août à Saint-Louis (Usa) afin d’y disputer la Sinquefield Cup dans le cadre du Grand Chess Tour. Mais les organisateurs américains l’ont prévenu qu’il ne pourrait pas entrer aux Usa s’il passait par un pays en zone rouge, dont la France fait partie, mais pas la Russie 🙂 . Ils lui ont donc proposé de venir directement à Saint-Louis. Du coup, Maxime est parti de Sochi le 31 juillet, direction le Missouri, sans passer par la « case maison » à Paris : un périple de plus de 35h, via Moscou et une escale de nuit à New-York !