Je savais que ce tournoi en Chine supposait d’accepter un très long voyage… Après douze heures de vol pour Hong-Kong le 1er novembre, une voiture de l’organisation devait me récupérer pour ce que j’imaginais être un trajet de deux heures vers la ville chinoise de Shenzhen.
Mais je n’avais pas anticipé qu’il fallait également tenir compte des contrôles douaniers à l’entrée de la ville, ainsi que des embouteillages locaux, doublant ainsi le temps de trajet !
Le tournoi lui-même était un double ronde à 6 joueurs, avec les deux meilleurs chinois (Ding Liren et Yu Yangyi), deux membres du Top 10 (Giri et moi), et deux autres invités (Wojtaszek et Vitiugov). Il se déroulait dans le somptueux cadre de l’Hôtel Castle de Shenzhen.
Ronde 1 : Vitiugov (2709)-Mvl 1/2
A la première ronde, je me suis préparé pour ma partie contre Vitiugov en regardant les parties de Dreev, puisque ce dernier était présent sur place pour le seconder, et que je l’avais repéré ! Et il avait d’ailleurs joué exactement la variante de la partie trois semaines auparavant… L’effet de surprise n’a donc pas vraiment fonctionné !
Ronde 2 : Ding Liren (2816)-Mvl 1/2
Une nulle qui semble facile dans une classique finale de Tours avec 3 vs 4 sur la même aile, mais Ding aurait pu éviter ça et me poser quelques problèmes en n’échangeant pas les Dames comme il l’a fait, mais en jouant 19.Dg5! dans la position suivante :
Ronde 3 : Mvl-Wojtaszek (2749) 1/2
Dans la Najdorf avec 6.g3 que j’ai souvent affrontée avec les noirs, le Polonais a joué une idée nouvelle qui m’a permis d’entrer en finale avec un pion de plus, mais pas facile à valoriser.
La paire de Fous fait barrage au passage du Roi. La position serait gagnante si celui-ci parvenait à traverser l’aile-Dame. Malgré vingt coups supplémentaires de tentatives, je n’y suis pas parvenu.
Ronde 4 : Mvl-Yu Yangyi (2764) 1/2
Pas grand-chose à signaler. L’avantage des pions f noirs doublés dans cette variante de la Petroff est moins significatif que je croyais.
Ronde 5 : Giri (2780)-Mvl 1/2
Nulle plutôt facile avec les noirs contre l’Anglaise.
Ronde 6 : Mvl-Vitiugov (2709) 1/2
Une partie correcte je crois, ma seule erreur ayant été d’accepter la nulle par échec perpétuel.
En fait, dans la position du diagramme, au lieu de 31.Ca7+, j’avais l’idée 31.f5 Fh7 (31…Fh5 prendrait la case au Cavalier) 32.Fg4!, et je peux continuer à presser. Car soit les noirs jouent 32…h5 33.Fh3 et je n’ai plus à me préoccuper du contre-jeu avec …Ch5, soit ils optent pour une défense ultra-passive. Je ne dis pas que j’aurais gagné, mais si j’avais vu l’idée avec 32.Fg4!, je pouvais continuer sans risque.
Ronde 7 : Mvl-Ding Liren (2816) 1-0
Une partie sur laquelle je vais m’attarder plus longuement, puisque c’est ma seule victoire et la raison pour laquelle j’ai remporté le tournoi. Elle restera également pour la postérité celle qui aura mis un terme à la série d’invincibilité de Ding Liren, stoppé dans son record à 100 parties pile !
Dans la variante à la mode de l’Italienne avec 7…a5…
J’ai choisi de jouer la ligne rare 8.Fg5 h6 9.Fh4 g5 10.Fg3, que je sais dangereuse pour les noirs. D’ailleurs, pour l’anecdote, c’est ce que j’avais prévu de joueur dans mon match de Speed Chess contre Nakamura en octobre, mais j’avais complètement oublié ce choix pendant toute la soirée de blitz online, préférant systématiquement mon « ancienne » variante 8.Cbd2 ! Bref, en Chine je m’en suis souvenu, et après 10…Fa7 11.Ca3, il a sorti la nouveauté 11…Ch7 (idée 12…h5), intéressante quoique risquée. Je crois que son erreur majeure est arrivée dans la position suivante :
Ici, Ding devait jouer 16…gxh3 17.Dxh5 Rg7! (mais pas 17…Dg5?! 18.Dxg5 Cxg5 19.Cc4 avec net avantage blanc) 18.Cc4 Th8, et même si ils sont peut-être objectivement un peu moins bien, les noirs sont loin d’être sans ressources. A la place, et à ma grande surprise, Ding a préféré 16…d5?, qui est clairement réfuté par mon 17.d4!. Après 17…exd4 18.exd5 Dxd5 19.Cxc7 Fxc7 20.Fxc7 et si 20…d3 21.Cf1!, les noirs n’auraient pas survécu. Son idée était en fait 17…f5, mais elle ne marchait pas à cause de 18.exd5 Dxd5 19.Fd3!. Du coup, il s’est replié sur 17…dxe4 18.dxe5 Ta5 19.c4 e3!?, sa meilleure chance pratique. Après 20.fxe3 Cb4,
…il fallait éviter 21.Fe4? f5! avec contre-jeu. Mais après le sacrifice de qualité 21.a3 Cd3 (21…Cxc2 22.Dxc2 et avec une Ta5 et un Ch7 hors-jeu ainsi que …c6 interdit à cause de la case d6, les noirs suffoquent) 22.b4! axb3 23.Cxb3 Cxe1 24.Dxe1, la position blanche est devenue écrasante jusqu’au moment suivant :
Ici, je n’ai pas vu la suite 27.Cxa7 Txa7 28.Cd4 suivi de la prise en f5, qui était certainement le plus simple en pratique. J’ai préféré 27.exf6 Cxf6 28.Cxa7 Txa7 29.Cd4 De7
A l’origine, je pensais gagner par 30.Db3+ Rh8 31.Tf1, mais en vérifiant, je n’ai rien vu après 31…Dxc5 32.Dd3 Txa3 (32…De7 33.Fe5!) 33.Dg6 De7, car si 34.Fe5? Dxe5 35.Txf6?? Dxe3+ et ce sont les noirs qui gagnent. Pourtant, il y avait en fin de variante le très esthétique 34.Ce6! Fxe6 (34…Dxe6 35.Txf6 Dxe3+ 36.Tf2) 35.Fe5 Dg7 36.Txf6! qui mettait un terme immédiat à la partie.
Du coup, j’ai opté pour 30.Ff4, qui est sans doute moins efficace, m’obligeant à anticiper la suite 30…Dxc5 31.Fb3+ Rg7 32.Fe6 Ta4! (32…Ta6 33.Fxc8 Txc8 34.Dxb7 Tca8 35.Dxa8! Dxd4 36.exd4 Txa8 37.Fxc7 avec une finale gagnante) 33.Dd3!, qui est le seul coup pour garder l’avantage. Après 33…Ta6 34.Fxc8 Txc8 35.Dxa6 Dxd4 36.Df1 De4, la position n’est certes pas aussi dominante qu’elle aurait dû l’être, mais elle reste quand même incroyablement difficile à défendre pour les noirs.
Après 37.Td1, Ding, en zeitnot, a commis l’irréparable avec 37…c5?, qui perd en ligne. 37…Cd5? 38.Db5 Cxf4 39.exf4 perdait aussi, le Roi noir étant beaucoup trop exposé. Seul 37…Te8 (idée 38…Te7) pouvait entretenir un petit espoir de résister. Dans la partie, après 38.Td6, j’avais imaginé la tentative désespérée de défense 38…Tf8 39.Da1 g3!? qui n’est pas si simple à craquer, même si on voit mal comment les noirs pourraient survivre au clouage après 40.Fxg3 Dxe3+ 41.Rh2 c4 42.Fe5!. Ding a opté pour 38…De7 39.Da1 Rf7, et j’ai pris dix minutes pour essayer de calculer un gain forcé dans cette position :
Je me suis donc assuré que la finale avec une qualité de plus après 40.Fe5 Ce4 41.Th6 Dxh4 42.Df1+ Re7 43.Th7+ Re6 44.Fc7 Txc7 45.Txc7 était bien gagnée, oubliant complètement au passage la possibilité 44.Df7+! Rxe5 45.Txh5+ Dxh5 46.Dxh5+, et le couple Tour/Cavalier ne résiste pas à la Dame. Heureusement, la finale ne posait pas de difficulté technique majeure, et avec un peu de précision, j’ai enfin pu ouvrir le score dans le tournoi !
Ronde 8 : Wojtaszek (2749)-Mvl 1/2
Encore une nulle sans souci avec les noirs, le Polonais – en difficulté dans le tournoi – ayant choisi l’un des systèmes les plus solides dans la Grünfeld avec g3.
Ronde 9 : Mv-Giri (2780) 1/2
Je me suis très vite retrouvé un peu moins bien avec les blancs, en tentant de faire le malin dans l’ordre de coups du Système de Londres, dont je ne suis par ailleurs pas spécialiste. Comme contre Ding, j’ai toutefois défendu sans trop de problèmes une finale de Tours avec un pion de moins, 3 vs 4 sur la même aile.
Ronde 10 : Yu Yangyi (2764)-Mvl 1/2
Je vais m’attarder un peu sur cette dernière partie puisque j’ai rapidement su, après le résultat nul de la partie Ding-Wojtaszek, qu’en sauvant le demi-point, je garantirais la victoire dans le tournoi, au départage.
Je pensais être très bien à la fin de l’ouverture, jusqu’à ce que je panique un peu après son coup 21.f4, sans raison véritable :
Ici, j’ai joué 21…h5?! qui n’avait pas lieu d’être, car les blancs ne craignent pas vraiment 22.g4. Le plus simple était sans doute 21…a6 22.f5 Ce7, comme dans la partie, mais sans inclure ce 21…h5?!, car après 22.Dd2! a6 23.f5, mon idée initiale de fermer l’aile-Roi avec 23…g5 aurait été réfutée par 24.Cxd5! Cxd5 25.Dxg5+ suivi de 26.f6.
Et dans la position suivante, qui reste assez complexe, j’ai commis une erreur dont il n’a pas profité :
29…d4? n’est pas bon, ce dont je me suis immédiatement rendu compte. En effet, s’il avait répondu 30.Cc2! Tb1 (30…Tb2 31.Tf1 Tb1 revient au même) 31.Dxb1 Txb1 32.Txb1 Cg4 33.Tf1 Db3 34.Cxd4, je n’aurais pas pu reprendre en d3 car les blancs obtenaient une attaque de mat directe après 35.Ta8+. J’ai donc poussé un soupir de soulagement en voyant 30.Cc4?, qui me laisse le temps pour 30…Cg4! et le pire est derrière moi.
Les noirs doivent encore être précis. N’étant pas sûr de la suite 35…Cge3 36.Ce5!?, j’ai choisi d’échanger les Dames puis de transposer en finale de Cavaliers par 35…Df6 36.Dxf6 Txf6 37.Fe4 Rg7 (le passif 37…Cgh6 ne me plaisait pas) 38.Fxf5 Txf5 39.Txf5 gxf5 40.Rg2.
La finale semble simple et au début, je pensais que je trouverais aisément le chemin vers le demi-point. Mais la réalité, c’est que cette finale de Cavaliers est en fait extrêmement riche, et pas si facile à annuler pour les noirs. Ici, j’avais déjà une décision difficile à prendre pour mon 40e coup. Je sais que la machine donne 40…Rh6! comme étant le meilleur, mais je n’ai pas considéré ce coup, hésitant plutôt entre 40…Cf6 ou 40…Rf6. J’ai finalement compris que le premier coup mènerait à une finale de pions perdante après la suite forcée 40…Cf6? 41.Cd6 Rg6 42.Cb5 Cd7 43.Cxd4 Ce5 44.Ce2 Cxd3 45.Cf4+ Cxf4 46.gxf4.
En effet, c’est zugzwang après 46…Rf6 47.Rg3 Rf7 48.Rh4 Rg6 49.h3 Rh6 50.Rg3 Rg6 51.Rf3 Rf6 52.Re3 Re6 53.Rd4 Rd6 54.h4!, comme après 46…h4 47.Rf3 Rf6 48.Re3 Re6 49.Rd4 Rd6 50.h3!.
A noter que dans la position du diagramme, les noirs perdent quand même si ils donnent leur pion h4, à cause de la manoeuvre de triangulation bien connue Rf3 Rh5 / Re2! Rh4 / Rd3 Rh3 / Rd4… Mais que si le pion blanc était en h3, ce serait nul puisque quand il passe par h3 dans la manoeuvre ci-dessus, le Roi noir prend directement le pion !
Du coup, au début de la finale de Cavaliers, j’ai fait le bon choix de 40…Rf6 plutôt que 40…Cf6?, et après 41.h3, j’ai encore dû calculer ce que donnait la finale de pions issue de 41…Ce5 42.Cxe5 Rxe5.
Au début, je pensais qu’elle était nulle après 43.Rf3 Rf6 44.Rf4 Rg6 45.Re5 Rg5 46.Rxd4 f4 47.gxf4+ Rxf4 48.Rc5 h4 49.d4 Rg3 50.d5 Rxh3 51.d6 Rg2 52.d7 h3 53.d8=D h2 et sur la colonne c, le Roi blanc est à une case de la zone gagnante. Heureusement, j’ai réalisé à temps le détail suivant : au lieu de 47.gxf4, les blancs intercalent 47.h4+!, et tout devient plus simple après 47…Rg4 48.gxf4 Rxf4 49.Rc5 Rg4 50.d4 Rxh4 51.d5 Rg3 52.d6 h4 53.d7 h3 54.d8=D h2 55.Dd5 et gagne.
J’ai donc renoncé une deuxième fois aux finales de pions (!), et la partie s’est poursuivie par 41…Ch6 42.Ca5 Cf7 43.Cc6 Rg6 44.Ce7+.
Ici, j’ai dû prendre encore une décision difficile. Je n’ai pas joué 44…Rg5 car je pensais être perdant après 45.h4+ Rg4 46.Cd5 f4 (seul coup sinon 47.Cf6 mat !) 47.Cxf4. En fait l’ordi montre que malgré leur pion de plus, les blancs ne peuvent pas progresser après 47…Ce5. Je n’ai pas non plus voulu de 44…Rf6 45.Cd5+ Re5 46.Cf4 h4 47.Cg6+ Rf6 48.Cxh4 Ce5 49.Cf3 Cxd3 50.Cxd4 car je n’étais pas sûr de la nulle avec mon pion en f5, même si je vois maintenant avec les tables de finales que c’est bel et bien le cas. J’ai donc finalement opté pour 44…Rh7, et après 45.Cd5 (45.Cxf5 Ce5) 45…Ce5 46.Cf4, il m’a fallu trouver un dernier bon coup pour sauver la partie…
Ici, sur le coup « normal » 46…Rh6?, les blancs répondraient 47.h4! avec une finale certainement gagnée car les noirs devront choisir entre la peste et le choléra, perdre h5 ou laisser le Roi blanc déborder sur l’aile-Dame via c2-b3-b4. En fait, la menace blanche 47.h4 est trop forte, et j’ai donc joué le seul coup 46…h4! 47.gxh4 Rg7, après quoi les blancs n’ont plus aucun moyen de faire passer leur Roi de l’autre côté sans laisser trop de contre-jeu sur leurs pions h doublés !
Au final, j’ai donc remporté le tournoi avec une seule victoire (+1, =9, -0), un cas peut-être unique dans les annales ! Le règlement prévoyait un départage au Sonneborn, ce qui m’a permis de devancer Ding Liren et Giri, tous deux également à 5.5/10.
Avant de partir pour la finale du Grand Chess Tour 2018 à Londres le 9 décembre, je vous proposerai une analyse du championnat du monde Carlsen-Caruana actuellement toujours en cours.
[otw_shortcode_quote border= »bordered » border_style= »bordered » background_pattern= »otw-pattern-1″]La nouvelle mode dans les tournois de haut niveau semble être de profiter d’une journée de repos pour amener les joueurs à se lancer des défis dans des activités insolites qu’ils ne maîtrisent a priori pas. Le Norway Chess a lancé la tendance, avec sa compétition « à la ferme » en 2017, et son défi culinaire en 2018.
A Shenzhen, les organisateurs ont proposé aux quatre joueurs européens de mesurer leurs aptitudes autour de deux activités locales ; l’écriture chinoise, et la confection de baguettes ! L’histoire n’a pas retenu les résultats [/otw_shortcode_quote]
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