Mamedyarov et Grischuk ont conservé leurs deux premières places au classement du Grand Prix FIDE 2017. A Palma de Majorque, ni Radjabov ni moi-même n’avons pu marquer le nombre de points suffisant pour les dépasser. Ils rejoindront donc Karjakin, Aronian, Ding Liren, Kramnik, Caruana et So à Berlin en mars 2018, pour y disputer le Tournoi des Candidats.
Je ne vais pas cacher ma déception, et je vais donc revenir ici sur les dernières parties de Palma. Je vais vous livrer mes sentiments et mes analyses de mémoire et à chaud, car je n’ai pour l’instant eu ni le temps, ni l’envie, de les approfondir !
Le sort me réserve trois russes d’affilée
Après la journée de repos, je suis apparié contre l’Indien Harikrishna avec les noirs, et je peux bien avouer que l’ouverture ne se passe pas très bien. Bien sûr, je connais la ligne de jeu de l’Anglaise pour laquelle il opte, mais je sais que si je joue « normalement », je n’ai alors aucune chance de gain. Du coup, je choisis une suite un peu douteuse dans l’idée de créer un déséquilibre (9…Fxc3 et 10…Dc5), oubliant notamment son fort coup 13.Db5!. Je n’ai alors pas eu d’autre choix que de rentrer dans une finale délicate. Un peu miraculeusement, je parviens à rétablir l’équilibre, à tel point que j’ai même l’impression de prendre l’ascendant après 26…Fxc4. Mais en réalité, il n‘en est rien et lorsqu’il joue 37.f5!, je comprends que c’est moi qui doit faire très attention pour assurer la nulle.
Le lendemain, commence le sprint final, et je ne sais pas encore que le sort me réserve trois joueurs russes d’affilée. Contre Tomashevsky, ma préparation porte ses fruits, et culmine avec le coup 19.Tfe1, qui contraint les noirs à une décision difficile ; prendre le pion en c2 sans connaître, ou accepter une position un peu inférieure. Avec 19…Tae8, Evgeny choisit le plus solide et le plus logique, ce dont je me rends compte avant qu’il ne joue son coup. Je crois néanmoins que j’ai fait par la suite les bons choix sur le plan pratique, notamment avec 21.b4. Sur l’échiquier, après l’échange des deux pions de l’aile-Dame et des Dames elles-mêmes (28.Txb5), j’avais le sentiment d’avoir fait un pas important vers la victoire. Il ne restait plus que la position de ma Te2 qui posait problème (ma position serait gagnante avec la Tour en e1 !). Mais je n’avais pas anticipé 28…Tc8, avec l’idée principale que sur 29.Fc6, les noirs ont 29…Cb8 30.Fb7 c6! 31.Fxc8 cxb5. Dès lors, j’opte pour 29.Fb7, mais j’aurais certainement dû préférer 29.Tb4 c5 30.Tb7, et les noirs ont la garantie de souffrir encore un bout de temps, même si je craignais que ce ne soit pas tout à fait suffisant. Par la suite, j’oublie son coup égalisateur 32…f5!, mais je crois qu’il était déjà trop tard car la finale avec une seule paire de Tours (issue de 31.Teb1 et du double échange en b7) n’offrait elle non plus aucune chance (à noter que cette finale avec deux Tours chacun serait, en revanche, certainement très désagréable pour les noirs).
Le lendemain contre Inarkiev, je peux dire que je n’ai pas eu de chance car je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il joue de cette façon l’ouverture, choisissant une ligne très annulante contre ma Grünfeld ; ce n’est pas le style habituel d’Ernesto… (voir ma partie contre lui le mois dernier en Bundesliga). Après une petite hésitation, je comprends qu’il ne faut pas prendre de risques démesurés car la situation dans le tournoi reste encore sous contrôle. J’ai donc joué normalement, empoché la nulle sans souci, et je suis passé à autre chose, à savoir me préparer mentalement à gagner avec les blancs le lendemain.
Surtout, finir avec les blancs !
Je sais qu’il y a beaucoup de discussions sur mon répertoire d’ouvertures. Faut-il l’étoffer ? Est-il possible de jouer pour le gain avec les noirs ? Les joueurs de haut niveau d’aujourd’hui sont confrontés à un dilemme ; limiter son répertoire et le connaître parfaitement, tout en s’exposant à des préparations mieux ciblées, ou l’étendre mais accepter une moindre maîtrise. Et à mon sens, à ce niveau, il n’existe pas d’ouverture qui soit, en même temps à peu près saine, et en même temps capable d’éviter toute variante annulante des blancs. Bref, mes collègues et moi-même sommes en réflexion constante sur les bons équilibres !
Le soir, je prends donc connaissance de l’appariement, et le plus important pour moi est d’avoir les blancs, évitant ainsi la désagréable surprise de doubler les noirs lors des deux dernières rondes ! Je vois donc qu’il me faudra battre Jakovenko afin d’espérer me qualifier pour les Candidats.
Mes secondants passent la nuit à revoir tous les scénarios possibles sur l’Italienne, mais Dmitry me surprend quand même plus ou moins avec le choix de la ligne 11…Ce7. Cela dit, il se retrouve immédiatement moins bien, notamment suite à son choix de ne pas intercaler …axb5. Je dois alors choisir entre plusieurs suites tentantes, et celle que je joue a l’air vraiment forte, et l’oblige à trouver une série de seuls coups, et notamment 24…a5. Je vois qu’après 25.g3!, son Cavalier se retrouvera forcément « aux fraises » en h8, et je suis convaincu d’avoir un avantage substantiel.
Le moment critique survient après 28…Tb7. Ma première intention était évidemment de jouer 29.Fc5, mais je me suis ravisé, estimant qu’il n’était pas nécessaire de laisser du contre-jeu en autorisant …Tb3, d’où mon coup 29.Cd2?. J’ai eu une hallucination, oubliant complètement que je laissais alors la possibilité aux noirs de venir prendre le pion a4 via …Cc3, puisque mon propre Cavalier était maintenant trop loin de l’aile-Roi ! Après 29.Fc5 Cc3 en revanche, j’aurais pu jouer 30.h5 Ch8 31.Ce5, et si 31…Cxa4?, 32.Cd7! avec attaque de mat. C’est pourquoi sur 29.Fc5, il aurait dû activer sa Tour par 29…Tb3 (mais pas directement 29…Cf6 30.Ta8 Tb2 31.Txa5 Ce4, à cause de 32.h5 Ch8 33.d5!) 30.Cd2 Tb2 31.Cc4 Ta2 32.h5 Ch8 33.Cxa5 Txa4 34.Cc6 Cf6 35.Tc8 Cxh5 36.Txc7 Cf6. J’ai vu cette variante très avantageuse, même si je n’étais pas sûr d’être gagnant ; mais tout d’un coup, je me suis dit : « mais pourquoi pas 29.Cd2 tout de suite, interdisant tout contre-jeu ? ».
Une gestion de tournoi compliquée
Après, je réalise mon erreur et je comprends que si je prends le pion a5 (32.Cxa5), je n’ai aucune chance de gagner la finale. Je choisis donc 32.Ce5 et j’essaye alors de forcer les événements, de trouver du jeu là où il n’y en a pas. La suite est une fuite en avant qui culmine avec 37.Cd8??. Je vois tout de suite qu’il cloue mon Cavalier avec 37…Tb8, mais il est trop tard ; ma position est irrémédiablement perdue.
Sur le tournoi, il est difficile de faire un bilan à chaud. A partir du moment où je ne gagne aucune des trois positions prometteuses contre Aronian, Tomashevsky et Jakovenko, il est clair que je me complique sérieusement la vie, même s’il est certain que mes adversaires ont tous trois bien défendu leur position compromise. Avec les noirs, je n’ai eu aucune chance de gain dans les quatre parties, c’est un fait. La gestion du tournoi a été compliquée, surtout dans les dernières rondes, puisqu’une défaite m’éliminait complétement de la course. D’un côté, j’étais obligé de pousser pour le gain, mais de l’autre, je devais rester dans les limites du raisonnable jusqu’à la dernière ronde. C’est une situation qui n’est pas facile à appréhender.
La conclusion de tout ça, c’est que je ne participerai donc pas au Tournoi des Candidats 2018. Ca n’est pas passé loin, mais ça n’est pas passé…
Pour l’instant, je n’ai pas le recul pour savoir s’il y a des choses que j’aurais dû faire différemment. Il faudra évidemment réfléchir à tout ça, mais dans mon malheur, j’ai la chance d’enchaîner avec le dernier tournoi du Grand Chess Tour à Londres. Je pars mercredi 29 pour la capitale anglaise, et le tournoi démarre vendredi 1er décembre, pour une première ronde disputée au quartier général de Deep Mind, société britannique spécialisée dans l’IA qui a été rachetée par Google en 2014.
J’aurai les noirs contre Wesley So. Je suis pour l’instant deuxième du Grand Chess Tour 2017, à 3 points de Magnus Carlsen. Il y a donc un véritable challenge qui se présente, sans laisser trop de temps à la gamberge !
[otw_shortcode_quote border=”bordered” border_style=”bordered” background_pattern=”otw-pattern-1″]Merci à vousJe voudrais remercier ici toutes celles et ceux qui m’ont soutenu, avant, pendant, et aussi après le tournoi de Palma. J’ai reçu de nombreux messages, sympathiques, encourageants, auxquels je ne peux pas répondre individuellement, mais que je souhaite saluer amicalement à travers ces quelques lignes. La vie d’un joueur d’échecs professionnel est faite de hauts et de bas, le but du jeu est de savoir surmonter les bas, et de les utiliser au mieux pour rebondir.
Encore merci à tous, et à bientôt pour des nouvelles de Londres ![/otw_shortcode_quote]
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